Le Homard, de l’océan à l’assiette

5 Juil 2019

Avant de devenir un produit de luxe ou une icône de l’art contemporain, le homard a longtemps été un mets très bon marché, quasi gratuit et consommé par les plus démunis.
S’il est aujourd’hui un crustacé de luxe qui incarne le chic à table, il y a 150 ans, on l’appelait encore « le cafard de la mer ».

Voici l’histoire du plus goûteux des crustacés à travers les âges, entre anonymat et célébrité, depuis les boîtes de conserves jusqu’aux plateaux d’argent.
Au XVIIe siècle, quand les premiers colons européens arrivèrent en Nouvelle-Angleterre, ils se retrouvèrent face à une surpopulation de homards.
En 1654, William Hood un historien en visite dans ces nouveaux territoires écrivait alors : « Leur surabondance en fait une denrée peu estimée et peu digne d’intérêt, sauf pour les Indiens qui se servent du homard comme engrais, comme appât ou au pire comme repas s’ils n’arrivent pas à attraper de bar ». Que faire alors de ces « cafards de la mer » dont personne ne voulait ? La réponse est toute trouvée et la bonne société décide de les donner à manger aux prisonniers, aux servants, aux veuves et aux enfants.
Mais au XVIIIe siècle, dans le Massachusetts, les domestiques commencent à saturer et parviennent à inclure des closes dans leurs « contrats » qui leur permettent de ne plus avoir obligatoirement du homard à leur table tous les jours, mais trois fois par semaine au maximum. Seule consolation pour le crustacé décapode, à cette époque on le cuisinait directement mort, sans encore imaginer que pour révéler toute l’essence de sa saveur, il fallait le cuire vivant dans de l’eau bouillante.

En fait, si le homard est aujourd’hui assimilé à un produit de luxe, on le doit beaucoup au développement du chemin de fer aux États-Unis, vers la fin du XIXe siècle. C’est l’époque où l’on commence à servir les premiers repas à bord des trains qui traversent le pays d’une côte à l’autre. Les dirigeants des compagnies de trains de l’époque ont la bonne idée de servir du homard aux passagers des trains en le faisant passer pour une denrée exotique et à la mode. Pas bête, car d’une part, le homard demeure encore peu coûteux et d’autre part, ces passagers ne connaissent pas la réputation exécrable du crustacé de ce côté-ci du pays. Mieux encore, ils trouvent ce mets délicieux, si bien qu’à la sortie du train, beaucoup se précipitent à Boston pour en manger ou commencent à vouloir en acheter une fois rentrés chez eux. Dès 1880, les chefs américains s’intéressent enfin à la bête et découvrent que celle-ci n’exhale toute sa saveur qu’une fois plongée vivante dans l’eau bouillante.

En Europe, le homard européen, le homard gamarus ou homard bleu ou simplement homard Breton en France, est connu et apprécié depuis l’Antiquité. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, on luit reconnaît des vertus médicinales, tandis qu’à partir du XVIIe siècle, il commence à faire son apparition sur les tables bourgeoises lors de joyeux festins. C’est la raison pour laquelle on voit l’animal s’inviter de plus en plus dans les natures mortes des peintres flamands. Plus rare et donc plus cher que son cousin américano-canadien, il traîne surtout sa carapace bleutée dans l’Atlantique-Est ainsi que dans le nord de la mer Méditerranée. Question goût : sa chair est réputée plus fine et plus ferme : une douceur iodée, très appréciée des épicuriens de notre temps. En termes de démocratisation de sa dégustation, le Vieux Continent semble encore accuser un train de retard sur l’Amérique. Aux États-Unis, on trouve le homard à tous les coins de rue et on le mange entre deux tranches de pain. En Europe, le crustacé est encore un mets réservé aux grandes tables ou gourmets qui ont les moyens.

Et si, finalement, la meilleure place du homard n’était pas au bout d’une laisse, comme un animal de compagnie ? Quelque part au milieu du XIXe siècle, Gérard de Nerval fut justement surpris en train de promener un homard sur les marches du Palais Royal. Réponse du poète aux regards ahuris des badauds : « En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas ».